Chapitre 1: Les Abîmes

« Comment ai-je pu en arriver là ? » se demandait Fréha. Tout avait pourtant si bien commencé dans sa vie. Elle était issue de la haute famille noble des Ecorcaille, elle était la nièce de l’Empereur, une princesse de sang bleu. Là-bas, à l’Empire de la Salamandre, elle demeurait en sécurité, choyée par des centaines de serviteurs à la capitale. Et pourtant … Elle subsistait là, seule, dans le néant. Autrefois habituée aux belles robes soyeuses et chatoyantes, elle portait aujourd’hui une simple cotte de laine sale. Allongée sur le sol humide des profondeurs de la terre, la jeune princesse essayait de s’orienter. Un mal de crâne vint soudain la sortir de ses pensées. Relevant brusquement son torse, elle étouffa un juron lorsqu’elle effleura quelque chose avec la paume de sa main. Une chose visqueuse et poilue. Qu’est-ce que ça pouvait bien être, se demanda-t-elle.

Afin de ne pas s’affoler, la jeune femme tenta de prendre conscience de son environnement malgré l’obscurité presque totale. Puisque sa vue ne lui était d’aucune utilité, elle fit jouer ses autres sens. L’air était terriblement glacé, Fréha se sentait gelée dans sa chair. Le vent fouettait son corps de part et d’autre. Ses yeux s’humidifièrent, l’angoisse commença à monter dans tout son corps. De léger clapotis se firent entendre. En tendant les oreilles, Fréha perçue des bruits sourds, semblants émaner de créatures affreuses. C’était presque des murmures, des petits gloussements qui provenaient de chaque côté de l’endroit où elle se trouvait. Un horrible frisson parcouru son échine.

Fréha n’avait maintenant que peu de doute concernant le lieu où elle se trouvait. Elle devait être dans le domaine de ces macabres elfes noirs. Il n’y avait que ces pourritures pour vivre dans des lieux maudits, dans les entrailles de la terre, près des endroits les plus sombres et étroits qui puissent exister en ce monde. Ils possèdent la peau blafarde, pareil à celle d’un cadavre. Leurs cousins, les elfes sylvains, racontent que ce sont des êtres cupides, avares, extravagants, menteurs, voleurs et violeurs. Non, les elfes noirs n’étaient pas appréciés par les habitants de la forêt.

La jeune princesse avait déjà eu l’occasion de les rencontrer. Elle en garde un souvenir peu flatteur mais surtout, la crainte qu’un jour, l’un de ses énergumènes puisse s’en prendre à elle. L’un d’eux l’avait troublé. Son regard de prédateur semblait vouloir la dévorer, après l’avoir dénudé des yeux. Ces deux pupilles émeraudes disaient qu’il ferait tout pour qu’elle soit dans son lit, avec ou sans son consentement bien-sûr. Quel était le nom de cet elfe déjà ? Il n’avait pas été le seul à la défigurer ainsi. Une de ses congénères, communiquait son désir de manière encore plus explicite. Des petits soupirs de plaisir, une langue aguicheuse qui traverse sa lèvre supérieure … Voilà la bienséance de ces gens-là.

Son cœur se serra tellement fort dans sa poitrine, qu’elle eut l’impression qu’il allait s’arrêter. Fréha tremblait comme une feuille. La noirceur qui l’entourait ne faisait que la paniquait. Elle voulait crier, appeler à l’aide, mais elle était paralysée, pétrifiée par la peur. Être dans les souterrains, dans le domaine de ces vils créatures n’était pas un bon présage. Cela n’annonçait que la mort … Fréha ne voulait pas finir ici, perdue, seule, terrifiée. Comment elle s’était retrouvée là, bon sang ? Son regard se dispersa partout autour d’elle, à la recherche de la moindre réponse, du moindre indice. En gigotant, elle prit conscience d’une chose : ses mains étaient attachées, liées par une corde rêche qui lui coupait la peau. Des liens … Elle a dû être capturée, pensa-t-elle. Cette supposition ne la calma pas, bien au contraire. Des sanglots firent leurs apparitions. Elle ne voyait pas comment s’en sortir. Elle se croyait condamnée …

Une goutte glacée tombée sur son front vint ramener la jeune fille à la réalité. Elle regarda ce lieu lugubre. Qu’avait-elle bien pu faire pour en arriver là ? Fréha ne se rappelait plus. Enveloppée par la tristesse, une larme coula lentement sur sa joue. La douleur sur son front la relança, plus intensément cette fois. Ce devait être un hématome, pensa-t-elle. Quelqu’un avait dû la frapper. Elle tritura son esprit, cherchant le moindre souvenir. Elle n’eut, pour seule réponse, que l’obscurité. D’autres douleurs se réveillèrent à leur tour : sur sa hanche, dans ses côtes, sur son genou et un peu partout sur son dos. Il s’agissait des mêmes sensations de picotement qu’elle ressentait sur son front. Que s’était-il passé ? L’avait-on frappée ? S’était-elle débattue lors de son enlèvement ? Pourquoi ? Comment ? Que faire ? Les questionnements ne cessaient de s’enchainer dans la tête de la jeune princesse.

Seule la froideur des souterrains lui répondit dans un souffle horrifiant. Une goutte de sueur traversa son dos. Fréha serra les dents devant l’évidence. Les elfes noirs l’avaient forcément enlevée. Elle était dans leur domaine après tout et elle avait vu de ses yeux leur inhospitalité. On l’avait prévenu … Ils pillaient après tout … Ils dérobent aux braves gens ce qu’ils ont de plus précieux. Pourquoi pas leur voler leur vie, leur liberté ? La corde entourant ses poignets se resserra, l’oppressant un peu plus. L’esprit de Fréha bouillonnait. Ses rouages semblaient ne jamais vouloir s’arrêter.

Elle revit la capitale de l’Empire de la Salamandre, le territoire de son oncle. En visualisant les rues de cette ville, elle aperçut ses habitants. Elle détailla chacun d’entre eux, tout ceux dont elle avait retenu le visage, le corps, les vêtements … Elle arrêta son attention sur un petit enfant, frêle et grelotant. Il portait un grand collier en fer, bien trop lourd pour son âge. Et ses mains … Elles étaient attachées … par des liens … C’était une corde rêche qui empêchait tout mouvement. Fréha s’agita, sa respiration s’accéléra. Il s’agissait d’un esclave et il avait la même corde qu’elle portait aujourd’hui ! Ses sanglots s’intensifièrent. Plus que tout, elle chérissait sa liberté, la mort restait préférable à une vie de servitude à ses yeux. Puis ses pleurs cessèrent. Ses muscles se détendirent l’espace d’un instant. Alors, les pauvres esclaves de l’Empire sont des victimes de rapt d’elfes noirs ?

La tension revint bien vite réenvahir l’ensemble de ses muscles. Rien ne lui faisait plus peur que de rester avec un elfe noir seule. Visiblement, ça avait déjà été le cas. Fréha paniqua. Les coups pouvaient résulter de sa rencontre avec l’un d’eux. Ne se souvenant de rien, elle imagina les pires scénarios : la violence sur son corps, les baisers forcés, les mains déplacées … trop baladeuses … et les viols. La jeune princesse ne pouvait le voir, mais sa peau devenait entièrement blanche et son visage exultait l’effroi devant cette vision. Soudain, elle arrêta le fil de ses pensées. Elle prit du recul, se disant que ce n’était là que le fruit de son imagination et qu’elle n’était sûre de rien, qu’elle ne pouvait rien affirmer. Si son esprit paraissait apaisé, son corps, lui, transpirait l’agitation.

Son petit cœur battait la chamade. Une nouvelle larme s’échappa de son œil. Tout son être fut foudroyé par le froid. Cette situation n’était pas supportable. Qu’importe, elle trouvait qu’elle devait sortir de ce bourbier. Il était impensable qu’elle finisse entre les mains d’une de ses créatures de l’ombre, au fond de l’enfer. Après avoir tenté d’enlever la poussière qu’elle portait sur son corps, Fréha se releva péniblement. Elle cogna sa tête à de nombreuses reprises contre le plafond humide et visqueux, bien trop bas pour la taille d’une humaine. Sonnée, elle plissa les yeux, espérant entrevoir un brin de lumière dans ces ténèbres. Elle ne trouva pas ce qu’elle chercha. Après avoir poussé un soupir, elle entreprit de réaliser son premier pas.

Baissant la tête, les jambes accroupies, Fréha se déplaçait tant bien que mal. Son dos rappait le plafond, provoquant des urticaires de dégoût. Ses pieds dénudés rencontraient les racines qui courraient sur les parois de la grotte. Ces êtres presque sans vie attrapèrent sa cheville, renversant la jeune princesse. Elle trempait dans la saleté. Fréha crut que les sous-sols étaient contre elle. Ecœurée, la damoiselle mit ses poings sur la terre pour se redresser partiellement. Accroupie comme une grenouille, elle reprit sa route. Ses cuisses, dont la tension musculaire devenait intense, lui firent rapidement mal. Après quelques mètres, son autre pied percuta une nouvelle racine. La jeune princesse se jura, si elle s’en sortait, de ne plus JAMAIS revenir sous terre. De nouveau allongée dans la boue, elle se releva encore une fois.

Un pas après l’autre, elle commença à faire abstraction de la puanteur ambiante. Son corps se réchauffa. Ses larmes séchèrent. Fréha ne voulait surtout pas rester ici. D’autres avaient besoin de son aide. Elle ne pouvait pas se permettre de pourrir dans les souterrains miteux des elfes noirs. Les douleurs de ses multiples hématomes se relancèrent. Le chemin qu’elle empruntait, se rétrécit, l’obligeant à ramper. Tout son corps se blessa : ses genoux s’écorchèrent, ses orteils se cognèrent contre les roches glissantes, ses doigts saignèrent et ses coudes se râpèrent contre la terre rugueuse.

Fréha doutait. Et si elle n’en voyait jamais le bout ? Et si, malgré tous ses efforts, elle ne s’en sortait pas ? Et si on la rattrapait ? Elle sentit de nouveau son cœur dans sa poitrine. Les tremblements réapparaissaient. Non. Elle s’interdit de paniquer et balaya sa tête comme pour chasser ses pensées angoissantes. Il s’agissait de souterrains, alors c’était évidant que le chemin soit périlleux. Elle fit mouliner ses bras de plus belle, couverte de boue jusqu’au menton. Elle était assaillie par la douleur mais elle n’y prêta pas attention. Elle avait un but, elle devait s’y tenir, pensa-t-elle. Se blessant davantage, elle progressa encore un peu plus dans ce tunnel sinueux.

Soudain, une morsure à la hanche éveilla sa torpeur. Fréha gesticula dans tous les sens, frappée par une grande souffrance. Elle ne put s’empêcher de crier, de jurer, d’implorer pour que la chose postée sur son flanc lâche sa prise. Après plusieurs souffles rapides, Fréha s’obligea à ne pas bouger, posée dorénavant sur le dos. Ses deux mains ligotées s’aventurèrent près de son ventre. La bestiole serra ses dents plus fort encore. La jeune princesse poussa un gémissement de douleur. Quand tout ceci allait-il prendre fin ? N’écoutant que sa raison, ses mains poursuivirent leur quête et atteignirent leur cible. Le contact était visqueux, gluant, écœurant. Une sangsue. L’horreur. Fréha gesticula davantage lorsqu’elle le comprit. La souffrance s’agrandissait. Il fallait que ça s’arrête, elle n’en pouvait plus. Elle souffla trois fois rapidement, pour se donner du courage, et jeta ses mains meurtries sur son assaillant. Ses paumes étranglèrent le nuisible et l’arrachèrent avec force. Fréha poussa un énorme cri de haine et de soulagement. Sa sangsue avait été projetée contre le plafond si fort qu’elle avait éclaté.

C’était un calvaire. La jeune princesse voulait se réveiller, espérant retrouver une réalité plus douce, plus acceptable, plus confortable. Mais elle ne voyait que le noir profond du tunnel dans lequel elle se trouvait. Elle ne sentait que l’odeur du sang et de la terre humide. Fréha se retourna et reprit sa route en rampant. La fatigue saisissait peu à peu son corps. Elle épuisait de plus en plus son énergie. « Bats-toi » se dit-elle. « Bats-toi pour survivre ! ». La rage de vivre submergea tout son être. Son esprit insuffla de la volonté à son corps qui s’accéléra sous son commandement.

Enfin, l’espace fut plus grand. Fréha pouvait à présent se tenir debout. La damoiselle souffla de joie. Elle savait bien que ses efforts finiraient par payer. Marchant lentement, elle imagina la fin de ce mauvais rêve. Ses jambes bougèrent mécaniquement, la faisant avancer de plusieurs mètres. Lorsque le vent vint battre son corps, elle savait qu’elle allait dans la bonne direction. Un sourire illumina son beau visage. La jeune princesse avait déjà pris le chemin de ces labyrinthes. Si elle l’avait déjà fait, elle pouvait le refaire, non ?

Impatiente, elle accéléra la marche. Le vent soufflait de plus en plus fort. Le soulagement enveloppa le cœur de Fréha. Elle allait enfin pouvoir dire adieu à ces immondes abîmes. La jeune princesse s’aventura un pas de plus. Son pied rencontra une racine desséchée, qui produit un petit bruit de craquement. Fréha se fit peur. Sa tête bougea dans toutes les directions, se demandant si elle n’était pas suivie. N’entendant plus un bruit, elle entreprit de reprendre son chemin. Soudain, au moment où elle tourna la tête devant elle, elle heurta de plein fouet une masse de muscle. L’individu s’empressa de l’entourer de ses bras et de l’immobiliser. Fréha se figea lorsqu’elle le reconnut. Elle se rappelait son nom maintenant … Gaelar … L’elfe noir la dévisagea. Un sourire malicieux et carnassier traversa sa face morbide. Son étreinte fut de plus en plus étouffante. Fréha s’immobilisa. C’était un cauchemar …

« Ne pars pas si vite, oiseau de lumière … J’ai attendu tellement de temps avant de pouvoir t’embrasser … Ne me quitte comme ça, princesse ! Mon cœur serait brisé ! » murmura-t-il de sa voix surjouée, en s’exécutant violemment, confirmant toutes ses craintes. Dans la brutalité de ce geste, les souvenirs sortirent de l’ombre de l’esprit de Fréha.

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