Chapitre 2 : Réception impériale

Tout avait commencé dans son pays, à l’Empire de la Salamandre. C’était l’année 1560. Son oncle, l’Empereur Arzian, avait invité toutes les familles nobles, pour une occasion particulière ce jour-là, à la capitale, Flamboyon. En effet, Arzian Ecorcaille célébrait sa première année d’accession au pouvoir. Pour célébrer cette journée comme il le devait, l’Empereur avait organisé une grande réception afin d’assoir son statut et de montrer sa puissance. L’immense salle circulaire du château avait été mobilisée et décorée avec soin. Les tables portaient des nappes brodées dans des tissus fins, les chaises avaient été délicatement sculptées sous la forme de feuilles de vignes et de grains de raisins et la vaisselle provenait de marchands spécialisés en métaux nobles. Tout dans la pièce ne dégageait que l’art et la beauté. Les vitraux, racontaient les histoires d’antan tout en baignant les lieux de milles couleurs. La rosace perchée au plafond, narrait l’unification des différentes régions de l’Empire, tandis que les vitraux losanges latéraux parlaient des temps de paix et de prospérité.

     Assis sur son trône, l’oncle de Fréha contempla la pièce avec satisfaction. C’était un grand guerrier qui aimait impressionner mais également un homme sensible à l’esthétique, comme de nombreux membres de sa famille. Son goût pour les belles choses servait aujourd’hui d’arme pour briller et rappeler à tous sa position. Cette journée était nécessaire, pensa-t-il, il fallait bien marquer l’évènement et tenter de faire oublier plus d’un siècle de domination d’une grande famille rivale. Sa première année de règne s’était passée paisiblement, mais le jeune Empereur s’impatientait. Approchant la quarantaine, il désirait remodeler ses terres à son image et laisser une empreinte durable dans les mémoires de centaines de générations à venir.

     Loin de la foule joviale et dansante, Fréha observait seule la scène, installée sur un banc de pierre ajusté au mur. Bien qu’elle eût espéré passer la journée auprès de son père, qu’elle n’avait pas vu depuis plusieurs semaines, celui-ci avait été alpagué par son frère cadet. La jeune princesse jeta un regard vers les musiciens. La mélodie était magnifique et envoûtante. La demoiselle ferma les yeux un instant pour savourer ce délice auditif. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle s’attarda sur les nombreux danseurs. Leurs rires et sourires rendit jalouse Fréha. Elle voulait s’amuser, profiter, mais personne ne lui en avait donné l’occasion. Son père semblait l’avoir oublié. Ses cousines, que la cour surnommait « les trois grâces », en raison de leur talent pour les arts musicaux et de leurs beautés, avaient visiblement décidé de l’ignorer. Les autres personnages de sang bleu, quant à eux, restaient dans leur famille respective. Fréha désirait partir, s’évader de cet endroit où elle se sentait enfermée et terriblement seule, isolée du monde …

     Alors que la jeune princesse désespérait, ce fut le moment que son ami d’enfance choisit pour la sauver de sa tourmente. Perdue dans ses pensées, Fréha ne vit pas Adar s’assoir discrètement tout près d’elle. Le jeune homme sourit devant la frimousse distraite de son amie. Sentant quelqu’un frôlant son épaule, la demoiselle tourna sa tête vers Adar, en retenant un cri de surprise. Ce dernier laissa échapper son rire chaleureux qui détendit immédiatement la jeune femme. Son preux chevalier était enfin venu la tirer d’affaire, crut-elle. Les deux jeunes gens restèrent quelques minutes dans le silence à se regarder dans les yeux, bouches cousues. Fréha avait partagé toute son enfance avec Adar, fils héritier de la famille Garrlate, oscillant entre la forteresse romantique d’Hautbois et le château sinistre et militaire de Fort-Granite. Pendant toutes ces années, elle avait développé des sentiments pour le beau brun aux yeux gris. L’adolescence n’arrangeait rien à ce bouillon de sensation que chacune de leurs entrevues lui procuraient.

     Elle détailla un instant son visage rectangulaire, profitant de ce moment de quiétude. Il était l’un des rares Garrlate à avoir l’expression d’un guerrier tout en ayant une certaine grâce et charme (dont elle n’était pas du tout insensible). En fait, ni joie, ni peine ne ressortaient chez les membres cette grande famille qui ne vivaient que pour l’art de la guerre. Seule la froideur émanait de leur apparence stoïque et calculatrice. On disait que toutes les paroles des Garrlate avaient été mûrement réfléchies avant d’être prononcées. Leur réputation de grand sage avait parcouru les âges. Cela avait toujours intimidé Fréha. La damoiselle continue à parcourir du regard le visage du jeune homme. Les cheveux courts bruns clairs raides, le front bombé, le nez droit, les yeux gris perle, les lèvres aux traits fins, le menton rond et une peau rosée … Ces beaux traits bien dessinés restaient la plupart du temps inexpressifs et froids. Fréha n’arrivait jamais à réellement déchiffrer les expressions du jeune homme, à son grand dam. Que pouvait-il bien se passer dans sa jolie tête brune ? se demanda-t-elle. Il devait mijoter quelque chose à en juger par l’étirement exceptionnel de ses lèvres.

     Ne supportant plus ce silence gênant, le jeune Garrlate brisa le malaise. Désormais posté devant la fille Ecorcaille, il lui tendit la main d’un geste élégant, le sourire malicieux aux lèvres. « Allez, viens ! » s’exclama-t-il. Fréha regarda la main tendue de son ami d’un air hésitant. « Que veut-il faire ? Où veut-il m’emmener ? Par pitié, faites qu’il ne me fasse pas danser devant toute la cour ! » se dit-elle. La demoiselle connaissait bien ce sourire. Lorsqu’il était affublé de ces traits, Adar était joueur et taquin. Absolument pas l’état d’humeur dans lequel elle se trouvait. Lassé par cette attente, le beau garçon tira la princesse et l’emmena vers une porte dérobée. Il connaissait le château et ses secrets par cœur, mieux encore que Fréha, qui y habitait depuis tout juste un an. Il faut dire que c’était son grand-père qui siégeait auparavant sur le trône et que c’était lui qui avait montré à Adar tous les recoins de ce domaine.

     « Mais où est-ce que tu m’emmènes ? » demanda-t-elle. « Chuuut » fut sa seule réponse, un sourire déformant toujours le visage d’Adar. A chaque marche gravie de l’escalier de pierre en colimaçon, la curiosité s’accroissait davantage. Touchant le parterre glacé, Fréha n’avait pas le temps de s’attarder, tirée par son ami Garrlate. Arrivé en haut des escaliers, la jeune princesse arqua un sourcil, intriguée, attendant la suite de la visite. « Tu es prête ? » questionna Adar, sans attendre sa réponse. Il poussa la porte en bois et fit découvrir à la jeune princesse une loge perché dans la pierre. De là-haut, il pouvait observer le beau monde gesticuler gracieusement sous des musiques entêtantes, sans craindre d’être vu par les convives, cachés par l’imposante décoration du balcon. Fréha toucha les murs sculptés, s’émerveillant devant le travail d’orfèvre des artisans. A côté d’elle, Adar avait fait disparaître ses dents derrière sa mâchoire de fer.

    – Tu n’avais pas encore découvert ce lieu ? demanda-t-il.
    – Je n’en ai jamais eu l’occasion, je passe mes journées cloisonnée dans la tour des demoiselles.
    – Je vois …, soupira-t-il le regard perdu un instant.  Alors, permets-moi de te présenter les loges royales de mon grand-père. Lorsqu’il y avait des réceptions, il aimait se percher ici et observer les intrigues qui se tramaient à la cour. J’avais souvent l’habitude de venir ici avec lui.
    – Comme je te comprends. Ce devait être tellement plus amusant d’être en retrait de ces mascarades plutôt que d’y jouer un rôle, soupira-t-elle.
    – J’ai appris à faire les deux avec le temps. Tu t’y feras aussi, Fréha, affirma-t-il sur un ton égal.

     La jeune princesse posa ses yeux vers lui. Cette phrase lui arracha des dizaines d’interrogations. Elle avait trouvé son ami encore plus étrange qu’à l’accoutumé ces derniers temps. D’un naturel froid, il n’avait jamais été distant avec elle, hormis depuis l’accès au trône d’Arzian Ecorcaille. Il était tellement discret sur ses sentiments, qu’elle ne sut jamais s’il éprouvait de la rancœur envers elle. Avait-il fait semblant pendant cette année ? Ce soudain rapprochement de la journée allait-il annoncé une réconciliation ? La détestait-il aujourd’hui ? Aucune expression ne lui révéla l’ombre d’un indice sur le visage d’Adar.

     Sentant le regard de Fréha posé sur lui et captant son regard intrigué, Adar souhaita lui changer les idées. Les faux semblants de la cour avaient tendance à l’épuiser et il désirait sortir de cette ambiance pesante. Profitant de ce moment privilégié d’intimité avec son amie, il tendit la main vers elle, lui proposant une danse que l’Ecorcaille ne sut refuser. Les deux jeunes gens se lancèrent seuls, isolés sur leur perchoir, à l’abris des regards. Entraînée sur une balade, Fréha frôla le torse de son ami. Elle détourna le regard d’Adar, les lèvres pincées, croyant qu’ainsi il ne remarquerait pas son embarras. Cependant, même si Adar semblait insensible, il n’était pas idiot pour autant et il avait remarqué le comportement de la jeune fille.

     Pris par la mélodie, il fit tournoyer la belle demoiselle, laissant les reflux de son parfum lui chatouiller le nez. Puis, amusé par son visage boudeur, il reprit la danse en approchant de plus en plus près son visage, avec un air énigmatique. Fréha ne savait plus où se mettre. Finalement, il aurait peut-être mieux valu qu’elle reste seule sur son banc, pensa-t-elle. C’est alors que les musiciens ralentirent le rythme, laissant Adar guidait plus lentement sa partenaire. Comme il resserra encore plus son étreinte, il attrapa le regard de sa danseuse qui s’immobilisa. Leurs lèvres n’étaient plus maintenant qu’à quelques centimètres.

     Brusquement, la grande porte claqua, émettant un bruit fort et sourd. La musique s’arrêta, les nobles se figèrent. Les murmures volèrent dans la grande salle, faisant planer une atmosphère suffocante. Perchés sur leur balcon, Fréha s’était tout de suite penché vers les convives. Les deux jeunes gens ne comprenaient pas ce qui se passait. Un homme encapuchonné d’un vert sombre, venait d’entrer dans la pièce, escortait par quatre gardes qui se tenaient à une distance raisonnable de lui. Voyant son père inquiet, la chercher dans toute la salle, Fréha quitta le balcon, laissant planter là Adar sans plus sans soucier.

     Après avoir rejoint son père, rassuré d’avoir retrouver son unique fille chérie, Fréha tourna ses yeux vers la figure étrangère. Relevant sa capuche, l’homme révéla ses oreilles pointues, indiquant à l’assemblée qu’il s’agissait d’un elfe. Les yeux de la jeune princesse s’arrondirent comme des billes. Voilà plusieurs siècles que les elfes n’avaient pas communiquer avec les humains et qu’ils étaient restés terrés dans leur immense forêt. Salvin, le père de Fréha, posa sa main sur l’épaule de sa fille. Les choses n’étaient pas normales et ce geste lui donnait l’illusion de contrôler la situation. En posant à son tour sa main sur celle de son père, le regard de la princesse Ecorcaille s’attarda sur celui d’Adar, situé à présent de l’autre côté de la pièce auprès de son paternel. L’elfe s’avança près du trône où y siégeait l’Empereur Arzian Ecorcaille.

     En s’agenouillant à la manière des humains, l’homme aux oreilles pointues prit la parole : « Puisse cette rencontre être placée sous la providence du Grand Dragon. Je tiens à présenter mes excuses pour cette interruption imprévue, Votre Altesse Impériale. Je suis le conseiller de la druidesse Daëna. Elle m’envoie en mission diplomatique, afin de discuter de l’assassinat de sa sœur ». A la fin de cette phrase, les murmures devinrent un brouhaha insupportable. Visiblement agacé, l’Empereur fit un geste de la main autoritaire rendant l’audience muette. « Pourquoi ne pas avoir prévenu de votre arrivée ? Pourquoi vouloir en discuter avec moi spécifiquement ? » demanda-t-il, excédé. « La druidesse est désireuse d’avoir des réponses rapides sur ces interrogations. Je ne vous cache pas qu’elle soupçonne très fortement Messire l’Empereur d’être, si ce n’est l’exécuteur, le commanditaire de ce meurtre. Elle est prête à vous déclarer la guerre pour cet acte, à moins qu’un accord soit arrangé. » répondit calmement et posément l’elfe.

     A cet instant, tout se passa très vite dans la tête de la jeune princesse Ecorcaille. Fréha savait son oncle ambitieux, belliqueux et en manque de gloire. Même si elle ne crut pas en la culpabilité de son oncle dans cet assassinat, cette situation représentait une opportunité formidable d’écrire son histoire de conquérant pour lui. La demoiselle craignait cela, elle qui ne rêvait que de paix et de prospérité pour sa patrie. Cet incident n’allait être synonyme que de désastre et ruine pour le peuple, se dit-elle. Sur le moment, elle se sentit obligée d’empêcher cela.

     Sans plus de réflexion, la jeune princesse s’avança précipitamment vers l’elfe, captant l’attention de toute la foule autour. Intimidée par ces regards inquisiteurs, ses lèvres bougèrent sans prononcer un seul mot. Fréha soupira un instant, rassemblant son courage et s’exprima avant que son oncle ne puisse le faire : « Je m’engage auprès de votre druidesse. Je serais la garante des intentions pacifistes de mon oncle. Au moindre doute, votre maîtresse pourra prendre sa revanche sur l’Empire, sur moi. Une vie contre une vie ». Tandis qu’un silence de mort emplit la grande salle et que tous les visages des nobles se décomposèrent (y compris l’Empereur et le père de Fréha), l’elfe agenouillé, baignant dans la lumière des vitraux, sourit à la princesse.

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